vendredi 31 janvier 2014

Gérard.fr. Une lecture numérique en mode caché.



semaine 3
9 textes
807 lectures



          J’ouvre la page d’accueil plusieurs fois par jour.  Je passe en revue les noms, les titres, j’en retiens un au hasard et je commence à lire. Parfois je me contente de survoler le texte. Le plus souvent je dépiaute en détachant soigneusement chaque syllabe.

         Je suis comme un papillon contre la vitre, je cogne et je me cogne. En vain. Depuis ma première visite le compteur demeure obstinément bloqué sur le même chiffre, il n’enregistre aucun de mes passages, il ne me reconnaît pas.


           Papillon, j’essaie une fois encore de butiner. Il y a ces petites fleurs derrière la vitre, comme des mortes dans leurs cercueils, sagement alignées, et qui ne me voient pas, alors que je les vois, moi. Et je me demande, « Est-ce que pour les autres les choses se passent ainsi ? Est-ce que pour eux le compteur déroule normalement ses chiffres ? »
Sauf à me dire que ce serait moi le mort.
Ça doit être ça.




jeudi 30 janvier 2014

Ornières

           Éric Chevillard a écrit cela dans son journal L'Autofictif sur Internet : 

         « La pensée en roue libre retourne toujours à certains lieux du passé qui n’ont pourtant rien de bien remarquables et où nous n’avons pas souvenir avoir rien vécu non plus d’extraordinaire. Ce peut être un hall d’entrée, une allée, un bout de jardin ou de rue…, des endroits assez neutres, vaguement déprimants. Ce sont des ornières du chemin dans lesquelles inexplicablement notre pied est resté coincé, autant de tombes déjà où nous  semblons condamnés à demeurer enfouis éternellement. » 




           Aussi, moi-même, je me ressouviens de 807 lieux visités où j'ai désenchanté et cessé d'exister en me laissant aller à ma propre pente, en glissant sur les murs facebookiens à la recherche du temps que je ne retrouverai plus. J'apprends la vie des autres comme un poème en statuts et commentaires. 



mardi 28 janvier 2014

Diable au corps

             Cette nuit, frappé par de furieuses brûlures d’estomac, j’ai crié : « Si le Tabasco n’existait pas ! ». Des marins bourrés ne feraient pas tomber la foudre de leur brûle-gueule sur le bec d’un pauvre albatros venu reposer ses lourdes ailes sur le pont d’un rafiot de contrebande. Les inflammations hémorroïdaires ne nécessiteraient pas les bons soins de la « Préparation H » qui ne ferait pas éclore le souvenir d’une arme atomique à l’effet d’une bombe dans l’imaginaire collectif. De plus, cet orviétan ne ressemblerait pas à la dénomination savante d’un traitement pour psychotique — en association avec des décharges électriques — administré par le Dr Charcot, lors de ses longues nuits dans les couloirs de la Salpêtrière..

         Le piment irait tremper sa queue ailleurs qu’au sein d’une mignardise exhalant ses vapeurs propres à donner le rouge aux joues et le feu au corps — potion magique d’usage chez les satanistes pour cicatriser les ulcérations du palais, et autres aphtes térébrants qui se logent dans la cavité buccale —, sous le règne de la torture. L’estomac serait préservé du grand incendie, des lanières ignées de ce martinet, car partout où le piment passe, la digestion s'arrête, même l’herbe ne repousse plus sur les terres du milieu qui étendent leurs champs viscéraux entre le foie et le pancréas.

          Ainsi, l’haleine calcinée du diable quitterait le corps du sujet qui pourrait sucer des glaçons sans contrefaçon, car il est un garçon. En outre, les langues de vipère, les boutefeux, les propagateurs de discours fumeux, les défenseurs du dragon de Komodo et les amis du feu-follet disparaîtraient du globe sous un manteau de neige carbonique et les jets d’eau-de-vie d'une fontaine de jouvence ! Si le Tabasco n’existait pas, le peuple aurait des nuits plus calmes, du baume de cœur, des douceurs d’élixir à partager sous la couette.
 
         Le Tabasco ne purifie pas l’organisme, il envenime les sens.

lundi 27 janvier 2014

roman photo

















Discrète, l'agence de voyage était située en étage. Dans un appartement.



























Un message lui parvint, à la nuit tombée, l'enjoignant de se rendre rue Colonia.

 




























Une chambre avait été réservée, à son nom, dans un hôtel de standing. Etage non fumeur. Vue sur la mer.























Les vagues se creusaient et roulaient à ses pieds. 807 hésitations de désir lunaire, se surprit-il à penser. Putain, tempêta-t-il, ça leur vient d'où à ces gens-là cette manie-là?   


lundi 20 janvier 2014

Deux mensonges


           
           La guitare électrique orange que l’on voit en gros plan est une Gretsch, ce type de guitares qu'affectionnait Lou Reed à l'époque du Velvet Underground. C'est d’ailleurs sur une Gretsch qu'il joue Heroin. La guitare branchée directement sur la table de mixage, sans aucun effet. Moe Tucker s’en souvient encore. Elle n’entendait pas la guitare pendant l’enregistrement. En colère, elle arrête même de jouer avant la fin du morceau. Et c’est donc une Gretsch que fragarot met en photo sur son profil Twitter. Il voudrait nous faire croire qu’il possède une Gretsch comme feu Lou Reed qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Alors qu’il n’en a jamais eue entre les mains. La photo a été prise dans le Virgin Megastore des Quatre Temps à la Défense. fragarot est un menteur.


          

          Et la guitare folk, sur l’autre photo, il l’a bien entre les mains, non ? En effet. On pourrait croire à une Gibson J50. Mais c’est un leurre. La guitare de la photo est une copie améliorée de la Gibson. C’est une guitare française, une Maurice Dupont AJ30, produite à Cognac, où le bois ne sert pas qu’à faire vieillir l’alcool. Ceci dit, fragarot a aussi joué sur une Gibson J50, pour comparer. C’était à New York, dans le Guitar Center à deux pas de la Factory d’Andy Warhol, celle d’Union Square. Et on revient au Velvet, comme toujours avec fragarot.
           

          Le deuxième mensonge, c’est le nombre de tweets. Il est en réalité bien supérieur car fragarot a effacé des messages qui contenaient des infos trop personnelles, ou honteuses, ou des messages encore plus inutiles que les 807 restants. C’est dire.



samedi 18 janvier 2014

Gervaise Grismanveau


             Gervaise Grismanveau tressaillit quand la machine aux chiffres lumineux fit hurler sa sirène pour battre le rappel. Sept heures. Il était sept heures et comme chaque matin, il lui fallait se mettre sur son séant, poser le pied au sol, se lever, faire couler le café, grimper dans le bac de douche, mettre du bleu sur ses cils pour avoir l’air de quelque chose, sauter dans la robe noire et courir après le 807.
Gervaise Grismanveau était de ces bonnes femmes qui semblaient vivre la faim au ventre, ou le froid. Elle avançait en automate, sans conviction, portée par la foule et les obligations du quotidien. Elle marchait d’un pas précis, portait des souliers vernis et ne sortait jamais sans son parapluie. Elle était aimable, répondait aux sollicitations, faisait la conversation, souriait gentiment : on lui avait appris à être polie. Elle aurait bien hurlé parfois, mais ne se l’autorisait pas, détestant et enviant à la fois ceux qui parlaient sans filtre et riaient bruyamment, cherchaient querelle et traversaient au rouge. C’est peut-être cela, la liberté, pensait-elle.
Elle travaillait dans un petit supermarché de la rue Quincampoix. A l’heure dite, elle s’installait à sa caisse, la numéro 5, et toute la journée disait bonjour, tapotait sur les touches carrées et rangeait les pièces et les billets, les chèques et facturettes, au son de la machine enregistreuse.  


          Elle voyait passer de bonnes mères de famille, apprêtées et distinguées, et des hommes à chapeau, au visage carré, qui jamais ne la prendraient dans leurs bras. Ils portaient des attachés-cases et arpentaient les rayons d’un pas frénétique, attrapant au vol un sandwich-club et une orangeade en canette. Toujours pressés,  ils passaient à la caisse sans y penser, puis rejoignaient la rue, suivant attentivement le passage des voitures, regardant de droite et de gauche, le menton fier et levé, avec des gestes ostentatoires d’employés affairés, et attendus pour la réunion de service. Le soir, ils retrouvaient leur douce épouse sur le canapé du salon, et cinq têtes blondes adorables, dans un appartement cossu du Faubourg St Germain. La liberté, pour elle.  


            Assise à angle droit sur son tabouret de caisse, elle avait devant elle, de dos, un défilé de tignasses blondes ou rousses piquées de nœuds à pois et de papillons multicolores, qu’encadraient d’immenses créoles pleines de fanfreluches. Ses collègues en enfilade riaient haut et fort et se racontaient leurs conquêtes, leurs nuits agitées, leur vie entière en long, en large et en travers. Elles avaient toujours une œillade ou un mot gentil pour tel client dont elles tiraient quelque menue monnaie. Le patron les adorait : elles étaient ses poupées, ses rayons de soleil. En échange de compliments, elles l’autorisaient à loucher dans un décolleté, à effleurer une hanche, l’air de rien. Elles gloussaient, les coquettes, et s’amusaient à le provoquer en évoquant la soirée folle qui les attendait. « La liberté ! »,  s’écriait en silence celle qui jamais ne participait à ces scènes de liesse, et sur laquelle le regard ne s’attardait pas.


             Un soir de pluie, lasse, elle avança sur la chaussée malgré le camion qui arrivait par la droite, dans un coup de klaxon assourdissant. « C’est peut-être cela… », pensa-t-elle au moment du choc. Les badauds affluèrent. Il se fit une foule épaisse et affolée, il y eut des cris, des appels, des yeux béants. Pour la première fois, dans une flaque de sang rouge, Gervaise Grismanveau fit converger vers elle tous les regards. Il y eut, entre deux nuages, un sourire dans le ciel.                                                                                                                                                                                                

mercredi 8 janvier 2014

Es-tu là ??


              Dans la journée, le guéridon est relégué dans un coin du petit salon ou du grand cabinet. Recouvert d'un châle à impressions cachemire. Un châle de femme à longues franges. Le parquet, minces lattes acajou, craque à certaines heures de la journée, autour du crépuscule, sous les tapis. La maison est sombre, respirant l'hiver même en plein été, et isolée, balayée par les tempêtes, plantée dans une vallée où s'engouffrent des paquets de Manche venus en découdre avec un paysage minéral -dolmen, cimetière- et, non loin, la plage où, pendant les nuits de pleine lune, erre inlassablement un décapité à la recherche du repos éternel, croisant parfois une dame blanche infanticide ou une dame noire ancienne druidesse - racontent les habitants de ces lieux.
Pourtant, aux plus longs jours de l'été, le soleil ramène des rubans de lumière légère et dansante, brassant l'atmosphère et dessinant des ombres aux meubles, bibelots et tableaux. 
C'est cette maison qu'Hugo a choisi comme ancrage pour ses années d'exil à Jersey, elle a pour nom Marine-Terrace.    


               Des mains s'ouvrent et palpent le plat de la table, pouces contre pouces, auriculaires contre auriculaires, comme une guirlande d'antennes en éveil. Le cercle s'arrondit. Les yeux se ferment. Les souffles se retiennent. Toussotant, puis timbrant sa voix, quelqu'un dit alors : Esprit, es-tu là?  
Mais la table se tait. Le cérémonial se répète régulièrement depuis l'arrivée de Delphine de Girardin, prêtresse des "tables parlantes", mode qui déferle sur l'Europe. Mais, la table se tait toujours. Et les esprits commencent à se décourager. Les terriens, les jersiais, et, sans doute les autres aussi. On s'occupe, on visite l'île, Charles, François-Victor, les fils, et Auguste l'ami, perfectionnent leur art de la photographie, parfois guidés par Victor Hugo lui-même.  
Cependant, l'on persévère, et quelques jours avant le départ de Delphine pour le continent, une voix s'invite à la table. C'est elle, celle qu'on espère mais que personne n'ose nommer, celle qu'on devine : l'ange chéri du poète, Léopoldine. Un coup pour la lettre A, deux coups pour le B, et ainsi de suite pour les autres lettres de l'alphabet. Une pluie de coups s'abat sur la table. Le cercle spirite se met à croire. Hugo aussi. A corps perdu, pour certains. 
Le poète est toujours assis en retrait. Il a tous les talents, mais pas celui de médium. Il pose des questions, d'autres aussi en posent . Lui note, scrupuleusement. Le plus doué, le meilleur des médiums, c'est Charles, le fils. Et la ronde des esprits entame une danse qui va durer plusieurs années, dans laquelle se croiseront de très  grands fantômes, de Jésus à Mahomet en passant par Shakespeare, Napoléon 1er ou Eschyle. Chateaubriand viendra, depuis sa tombe malouine et voisine, répondre à Hugo : "La mer me parle de toi".  Parfois inquiet, Hugo se demandera s'il mourra en prophète ou en poète. Dans les années qui suivront ces temps spirites, il produira ses plus grands morceaux de poésie.  


              Cet épisode des "tables parlantes", Hugo l'a consigné en partie dans des cahiers. Des cahiers rouges. Aujourd'hui, deux d'entre eux appartiennent à la BNF. Des autres, aucune trace fiable.   Nous avons eu accès aux deux autres cahiers. Le papier a à peine jauni. Ouvrir les cahiers, c'est entendre la mer se fracasser aux rochers, c'est respirer un air soudain gros d'écume. Ils sont noircis de mots, des milliers de mots comme autant de contours d'un horizon encré, et de quelques lavis d'encre, détails de visages et, surtout, de paysages. Y sont portés les procès-verbaux des séances, s'enchaînant sans que la date soit toujours mentionnée. Puis, vers la fin, le style emphatique du poète se met à décliner pour aboutir à quelque chose de très dépouillé, questionnement au mot à mot, mot majuscule, bien sûr :  
Amour?? La table parle, bientôt hoquète : oui/non  
Mort?? La table répond : oui/non
Bientôt?? La table chuchote oui/non
Liberté? La table susurre oui/non
Ici, plusieurs lignes de points de suspension. Oui/non, ça ne veut rien dire, écrit Hugo. Puis, plus rien. Le poète ne sait plus que demander. A la toute dernière page, il a écrit :  "La table pleure" . Puis, des bribes d'un récit que nous avons reconstitué : 
L'eau au sol a commencé à monter, et quelqu'un a dit "ça sanglote quelque part, je sens, j'entends qu'une poitrine s'étreint et bientôt se meurt". Sans doute est-ce Charles qui a dit cela. Les femmes sont montées sur les chaises, protégeant leurs jupons, les hommes ont posé leurs chaussures sur la table, et ont relevé haut leurs pantalons. Le cercle spirite de Marine-Terrace vénérant l'idée de précision, quelqu'un est allé chercher un mètre en bois, et a annoncé : au sol, il y a 807 millimètres d'eau. Hugo a écrit "Ce sont des larmes, mais qui donc les a versées?"  Il semble que le guéridon ait tangué, comme s'il avait voulu disparaître, s'abîmer. Puis le niveau de l'eau a commencé à baisser, et bientôt la nuit est tombée, avec "l'abîme au-dessous, et l'abîme au-dessus" selon des mots du poète.  
807 millimètres, c'est presque la pluviométrie annuelle de l'île de Jersey.



                Ce qu'on sait précisément, c'est qu'après cet épisode "Larmes 807" -c'est ainsi que le poète l'a noté à la dernière ligne du cahier- Hugo a quitté Jersey pour Guernesey, du jour au lendemain. Il aurait été expulsé pour outrage à la Reine Victoria, obligé de partir, voire même aurait-il requis d'être expulsé pour des raisons politiques, mais nous savons que la vérité est ailleurs.