lundi 26 août 2013

807 ter(re)


               Il avait lancé un appel qu'il ne suivait pas lui-même, préférant rester cloitré chez lui, volets fermés, dans la peur de la foule qui par millions n'avait pas manqué de sortir dans les rues et d'écrire sur les murs des 807, de relever des 807 dans des vitrines, de photographier des 807 sur les gens, les animaux, les voitures, les bus, les trains, d'arracher des 807 à ceux qui en portaient au cou, aux oreilles, aux joues, à même la peau, 807 tatoués qu'il fallait bien arracher à vif.


             Un jour, des mois plus tard, un petit matin calme et désert, alors que tous les autres dormaient, abattus par leur quête incessante du nombre, il sortit enfin de sa retraite et pu constater l'étendue du carnage à quelques traces qu'il releva dans la poussière.  





mardi 13 août 2013

Les 807 coups de Jarnac.


              Dans le murmure assourdissant et permanent, il y a tout à entendre, découvrir, oublier. Il avance dans le tunnel en se répétant ça comme un mantra, la sueur qui dégouline jusque dans ses oreilles assourdit même le son de ses Dock. Le filet d'abeilles dans le coeur, bourdonnement incessant, il marche, prend la dérive, en équilibre sur une tranche de bitume, s'engage sur l'autoroute.


              Elle sort de sa douche et tend la main pour attraper un peignoir où un dragon crachote quelques flammes. Il lui a offert l'année passée pour la récompenser de ses bons services. C'est vrai qu'après l'avoir exfiltré de Kirghizie, ils avaient fait la vie. Les 807 coups, de Trafalgar, de Jarnac, quant aux après-coups, ils étaient clairement plus difficiles à négocier.

               La route disparaît aussitôt dévorée par le blanc des phares, les coups sourds qui venaient du coffre se sont tus, il cherche une radio écoutable en se rappelant la fille retrouvée à Jarnac. L'aventure, c'est l'aventure se dit-il et rester lui aurait coûté plus que tous les départs envisageables. Résister au passage du temps, ça passe par la voie de dégagement qui n'ouvre sur rien, la courbe de la glissière de sécurité, le tunnel impalpable dans lequel il accélère encore.





fin de la saison 4

la saison 5 débute le 18 septembre, une nouvelle saison de tétralogies

Ponts et fleuves II


                    
                   Le jour où on prend la photo, le ciel bleuit un peu, puis redevient comme un marbre veiné de gris, l’eau frôle les ventres des ponts, les piles se tiennent droites. La ville entière retient son air, espérant que les eaux finiront par capituler.
Il fait chaud, une chaleur feutrée qui se lâche aussi doucement qu’un pneu se vide sur les toits et les dômes aux tuiles vernissées de Pest. Du côté du marché, pluie de paprika et odeur de saucisses, la quantité de victuailles aux étals permettrait de tenir un long siège.
Sur l’autre rive, Buda dans ses hauteurs semble hors d’atteinte avec ses petits pavés, son château et ses monuments, pourtant reliée à la même attente. D’une bouche à l’autre, d’une rive à l’autre, rebondissent les mots Crue historique.


                Comme tous les gens debout sur des ponts, on regarde, on scrute l’eau. Elle coule à une allure de marathon, elle n’arrête pas de gonfler. Entre hier et aujourd’hui, elle est comme un enfant qui aurait pris vingt ou trente centimètres sous la toise.
C’est le Danube, me dit Manuel, il est très chargé. Il prend sa source loin en Forêt Noire.
Il ne précise pas si chargé de pluie, de mémoire, de boues. Ce que je vois passer, pour le moment, ce sont des branches d’arbres, puis un tronc entier, racines et branches, suivi d’un cochon aussi gonflé que les eaux et par les eaux, ventre en l’air et pattes inutiles.
Plus mort que vivant, dit Manuel. Un vrai manège enchanté, je pense, en m’attendant à voir un cheval ou un éléphant. Mais aucun éléphant, mort ou vivant, ne patauge dans le Danube.
En hongrois, le Danube se dit Duna. Et avant de se former en Duna, aussi large que deux ou trois Seines, il y a l’Inn, un des affluents allemand, très pressé et tout vert, vert de l’eau des Alpes - débit de 807 m3 à la seconde, ou presque- et aussi d’autres affluents qui sont bleus ou noirs : un vrai fleuve toutes eaux mêlées.
Si, maintenant, on voit défiler des cochons, t’imagines bien que les silures sont partis depuis longtemps, poursuit Manuel sans faiblir. Il était en France l’été du massacre, il lui en est resté quelque chose.
Partis où ? je demande. Il me décoche un regard aussi noir que la Mer où va se jeter ce fameux Danube, avant de rajouter : Avec tous ces pays qu’il traverse, les silures peuvent être n’importe où. On n’est pas venu pour adopter des silures, ai-je envie de dire mais il me semble sage de garder cette remarque en interne.
Bientôt la nuit tombe et on ne voit plus grand-chose. Un pont perpendiculaire à un fleuve permet de le traverser. Ce qu’on fait en se disant que passer un fleuve, c’est plus facile que franchir un mur. Et Pest nous accueille.
Le lendemain, jour de notre départ, on vient rendre un petit hommage à Duna. Le fleuve a doucement courbé son dos sous la toise, plus personne n’a envie de dire Tiens-toi droit. Sans doute l’hystérie finit-elle par s’épuiser dans trop de flots.
Les jours d’après, les eaux du fleuve baisseront vraiment les bras et les hommes chercheront à réparer et effacer les traces du grand débordement.
Et Manuel, rentré à Paris, rentré dans le rang, vrai pêcheur d’éperlans qu’on fera frire en trinquant autour d’une bouteille de Tokay.


jeudi 8 août 2013

Ponts et fleuve I


                  Cette année-là, l’avènement de l’été fut tardif. Les mines tristes et contrites des gens s’avançaient dans les rues, presque mécaniquement, aussi vides que dans un songe sans couleur. Puis, le soleil reprit l’habitude de paraître tous les jours. Les mines s’ouvrirent, se colorèrent. Le fleuve brillait d’un vert entre jade et malachite, selon les heures. Il coulait, d’un cours si naturel que, désormais, tout le monde savait dans quelle direction se trouvait la mer. Le fleuve était redevenu le pouls de la ville, sa principale artère, battant au rythme lancinant de la chaleur qui montait. Et les voix avaient retrouvé des chants d’envie de mer.
L’été battait son plein. Courant juillet, des pêcheurs tirèrent de l’eau plusieurs silures qui atteignaient les trois mètres. Mauvais présage ?
Au Museum, on autopsia le plus grand des silures. Qui pesait plus de deux cents kilos. Son apparence, semblable à ce que l’on connaît de l’animal : une bouche très large, des yeux minuscules, des écailles à peine visibles. Le plus curieux, c’était le contenu de l’estomac de la bête : des petites clés par dizaines, de toutes petites clés métalliques, qui tapissaient le fond de son estomac en haut duquel flottaient des morceaux de canards col-vert, de ragondins. Mais pas la main d’un homme, comme on avait voulu le faire croire.


                 Le Pont des Arts en était couvert. Celui de l’Archevêché aussi. En remontant la Seine sur les quais les jours de grand soleil, on voyait scintiller les cadenas, on imaginait que les rambardes des ponts étaient tressées d’or ou de bronze. Fixés aux rambardes, pendus les uns aux autres en grappe quand il n’y avait plus de place. Les couples se faufilaient la nuit pour les y accrocher. Dans la journée, c’était devenu les lieux touristiques les plus fréquentés. Le phénomène avait enflé de façon incontrôlable. Les plus audacieux se faisaient photographier sur le pont durant les nuits claires, le cadenas au bout des doigts, puis le geste de la main qui jette la clé. Et le baiser, le dernier baiser. Séquence triptyque.


                 Ç’avait été une flambée d’été. La légende du cadenas qui scelle l’amour des couples toujours, s’était transformée en légende urbaine du silure. Même l’Eglise s’en était émue. Tous les couples se défaisaient. Dès que les eaux du fleuve engloutissaient la clé du cadenas, chacun partait de son côté. Il y eut des enfants abandonnés sur des aires d’autoroute. Des femmes et des hommes pour qui le lever du soleil ne signifiait plus rien. La ville s’en retrouvait toute chahutée, sans ces rythmes collectifs qui la parcouraient.
Dans le week-end dépeuplé du quinze août, les rambardes des ponts furent cassées à la tronçonneuse, puis remontées en pierre. On ratissa le fond du fleuve, on filtra les eaux sablonneuses. Il y eut bien une association de pêcheurs pour s’indigner du massacre des silures. Puis, silence jusqu’à la fin de l’été.
À l’automne, plus rien n’y paraissait. Dès les premiers frimas, les feuilles des marronniers crissant sous les pas, les peupliers frissonnant dans l’air humide, des couples se promenaient, se photographiaient devant le fleuve. Et repartaient ensemble.
Pourtant, sur le plus vieux pont de pierre de la ville, à l’ombre de la statue, quelque chose de discret s’était gélifié. Le long de la grille entourant la petite esplanade qui surplombe le Vert-Galant. À la nuit tombante, de très jeunes silures aux reflets métalliques vinrent longer la pointe de l’île. C’est une adresse qu’on s’échangeait sous le manteau. Le Lonely Planet parla de « The 807 Zone ». Pour nous, c’était simplement Les 807. Le matin, quand le soleil donnait, que l’air était clair, tous ces cadenas leur faisaient un écrin précieux, à Henri IV et sa monture.