jeudi 8 août 2013

Ponts et fleuve I


                  Cette année-là, l’avènement de l’été fut tardif. Les mines tristes et contrites des gens s’avançaient dans les rues, presque mécaniquement, aussi vides que dans un songe sans couleur. Puis, le soleil reprit l’habitude de paraître tous les jours. Les mines s’ouvrirent, se colorèrent. Le fleuve brillait d’un vert entre jade et malachite, selon les heures. Il coulait, d’un cours si naturel que, désormais, tout le monde savait dans quelle direction se trouvait la mer. Le fleuve était redevenu le pouls de la ville, sa principale artère, battant au rythme lancinant de la chaleur qui montait. Et les voix avaient retrouvé des chants d’envie de mer.
L’été battait son plein. Courant juillet, des pêcheurs tirèrent de l’eau plusieurs silures qui atteignaient les trois mètres. Mauvais présage ?
Au Museum, on autopsia le plus grand des silures. Qui pesait plus de deux cents kilos. Son apparence, semblable à ce que l’on connaît de l’animal : une bouche très large, des yeux minuscules, des écailles à peine visibles. Le plus curieux, c’était le contenu de l’estomac de la bête : des petites clés par dizaines, de toutes petites clés métalliques, qui tapissaient le fond de son estomac en haut duquel flottaient des morceaux de canards col-vert, de ragondins. Mais pas la main d’un homme, comme on avait voulu le faire croire.


                 Le Pont des Arts en était couvert. Celui de l’Archevêché aussi. En remontant la Seine sur les quais les jours de grand soleil, on voyait scintiller les cadenas, on imaginait que les rambardes des ponts étaient tressées d’or ou de bronze. Fixés aux rambardes, pendus les uns aux autres en grappe quand il n’y avait plus de place. Les couples se faufilaient la nuit pour les y accrocher. Dans la journée, c’était devenu les lieux touristiques les plus fréquentés. Le phénomène avait enflé de façon incontrôlable. Les plus audacieux se faisaient photographier sur le pont durant les nuits claires, le cadenas au bout des doigts, puis le geste de la main qui jette la clé. Et le baiser, le dernier baiser. Séquence triptyque.


                 Ç’avait été une flambée d’été. La légende du cadenas qui scelle l’amour des couples toujours, s’était transformée en légende urbaine du silure. Même l’Eglise s’en était émue. Tous les couples se défaisaient. Dès que les eaux du fleuve engloutissaient la clé du cadenas, chacun partait de son côté. Il y eut des enfants abandonnés sur des aires d’autoroute. Des femmes et des hommes pour qui le lever du soleil ne signifiait plus rien. La ville s’en retrouvait toute chahutée, sans ces rythmes collectifs qui la parcouraient.
Dans le week-end dépeuplé du quinze août, les rambardes des ponts furent cassées à la tronçonneuse, puis remontées en pierre. On ratissa le fond du fleuve, on filtra les eaux sablonneuses. Il y eut bien une association de pêcheurs pour s’indigner du massacre des silures. Puis, silence jusqu’à la fin de l’été.
À l’automne, plus rien n’y paraissait. Dès les premiers frimas, les feuilles des marronniers crissant sous les pas, les peupliers frissonnant dans l’air humide, des couples se promenaient, se photographiaient devant le fleuve. Et repartaient ensemble.
Pourtant, sur le plus vieux pont de pierre de la ville, à l’ombre de la statue, quelque chose de discret s’était gélifié. Le long de la grille entourant la petite esplanade qui surplombe le Vert-Galant. À la nuit tombante, de très jeunes silures aux reflets métalliques vinrent longer la pointe de l’île. C’est une adresse qu’on s’échangeait sous le manteau. Le Lonely Planet parla de « The 807 Zone ». Pour nous, c’était simplement Les 807. Le matin, quand le soleil donnait, que l’air était clair, tous ces cadenas leur faisaient un écrin précieux, à Henri IV et sa monture.


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