lundi 22 novembre 2010

#256 – Le cargo

Derrière le terrain vague, il y a la cabane. C’est là que j’ai vu mon père pour la dernière fois, entre les montagnes de ferraille et les débris des moteurs. Des tas immenses d’acier qui, à la tombée des pluies, devenaient gris métallique ou noir ardoise. Quand on est arrivé à Oklawa, mon père a décidé de se poser, le temps d’une saison. Dans ce patelin de 807 âmes, on ne risquait pas grand-chose. On aurait la paix. Enfin c’est ce que mon père a dit.


Au début, j’allais à l’école, comme tout le monde. C’est pas que ça m’intéressait tant que ça, mais au moins, il y avait des filles. J’avais de quoi m’amuser, ne serait-ce qu’en les coursant pour leur faire peur. Je les attendais à la sortie de l’école pour les suivre jusqu’à chez elles. Elles jetaient des regards furtifs derrière elles, effrayés. Leurs yeux écarquillés, le pas qu’elles pressaient, j’aimais bien. Et puis un jour, tout s’est déglingué.


Il était encore tôt quand je les ai vus arriver. Les deux flics ont à peine frappé à la porte de la cabane : « Bonjour petit, est-ce que Mr Johnson est là ? Ou son épouse ? » Ça m’a fait rire ce mot épouse, même si je sentais que ce qui allait se passer n’allait pas être drôle. Son épouse… plutôt l’une des femmes qui couchait avec lui cette nuit-là ! Et c’était pas ma mère. Celle-là, je ne l’avais pas vue depuis longtemps. Partie un jour sur un cargo avec un marin. C’est la voisine qui m’a raconté ça, Debbie. Je l’aimais bien, Debbie, au moins, chez elle, je pouvais regarder la télé pendant qu’elle écoutait ses émissions à la radio. Et c’est bien la seule qui m’ait un peu parlé de ma mère. Bon d’accord, elle m’a menti. Mais ça, je l’ai su après, quand les policiers ont déboulé, qu'ils ont menotté mon père pour l’embarquer. Il hurlait comme un forcené. Je me suis retrouvé seul dans cette cabane qui puait l’abandon. J’ai traîné toute la journée. Le soir, j’ai rejoint le bar miteux de la station-service. Par nostalgie de mon père, je crois. Et là, les langues se sont déliées. La nouvelle avait circulé. « Deux flics l’ont emmené... la pauvre femme... la mère de son fils, quand même. Tuée à coup de hache... une histoire de jalousie. » Dans les vapeurs moites d’alcool qui m’enivraient, j’ai senti mes yeux se mouiller pour la première fois. J’ai imaginé le cargo tracer une ligne blanche dans l’océan et je me suis dit qu’un jour, je monterai à bord.

4 commentaires:

  1. Tout un roman, ou le début d'un, ou la fin...

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  2. D'accord avec toi Joël, il y en avait pour 807 pages....

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  3. Même que ce texte me fait penser au roman de Gérard Donovan : Julius Winsome...(Très bien)

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