Ma grand-mère cuisinait de façon si détestable que je dois avouer ne garder des repas qu’elle nous servait à midi le dimanche, jour où, avec une régularité métronomique, nous allions nous enquérir de quelques éventuelles variations de son quotidien, à vrai dire fort improbables ou ne consistant alors qu’à savoir quelle quantité de pluie avait arrosé quel carré de son jardin, ou quel numéro de la semaine du Petit Montagnard on avait failli ne pas lui remettre, qu’un souvenir très vague et très amoindri. S’il me fallait pourtant me remémorer quelque chose, que je ne pourrais d’ailleurs qu’avec la plus grande peine qualifier d’événement, ce serait avant tout un nom, « gratin dauphinois », que j’avoue avoir encore aujourd’hui la plus grande difficulté à relier à la recette qu’il, chez ma grand-mère Tointe, désignait. Je vois encore, avec sa régularité de cauchemar, arriver sur la nappe de gros drap gris et pelucheux de la salle à manger, au milieu de laquelle était posée la petite cloche à manche de bois qu’on agitait comme pour mieux nous prévenir de la catastrophe, ce plat de terre oblong couvert sur son extérieur d’une noire et antique couche de graisse, cuite et recuite, qui paraissait dès l’abord vouloir rendre évident le principe qui avait présidé à l’élaboration de son contenu, et allait par la suite présider à notre destin dominical. Tout paraissait petit dans ce plat quand il arrivait sur la table, tout paraissait pauvre, racorni, triste, figé, aussi bien dans la sauce que dans l’attente, comme si les tranches inégales de pommes de terre, comme découpées au hasard par un insane, conscientes de ne posséder ni goût, ni saveur, ni texture, avaient voulu arrêté le cours du temps pour s’en tenir à cette unique question : « Sera-t-il possible qu’on nous mange ? » Et c’était là l’esprit de ce gratin qui, dès qu’on le questionnait dans son intimité propre, paraissait procéder d’une impossible et abominable redite, à la manière dont Viollet-le-Duc distribue ses horreurs prétendument gothiques çà et là sur le territoire, mais une redite toujours questionnant la tout aussi abominable éventualité de son futur, à la manière pour le coup de ma grand-mère Tointe que les courants les plus modernes de l’histoire de l’art n’auraient en la matière pas hésité à qualifier de déconstructiviste. Et c’était là sans doute prêter à cette préparation bien plus d’âme qu’elle n’en pouvait contenir, confectionnée comme elle l’avait été non pas véritablement pour qu’elle existe, mais avant tout pour que, si possible, on s’en débarrassât. Aussi, dès sa naissance même, le gratin surgissait-il dans la maison en quelque sorte par la négative, sinistre médium d’un processus long qui cheminait de l’inintérêt total à ce qu’il fût jusqu’à cette instance où nous nous devions de l’ingurgiter pour ne plus qu’il soit.
Si grand-mère Tointe faillait à concevoir la qualité gastronomique, elle n’en possédait pas moins, s’agissant des quantités, une mémoire assez surprenante. Après que nous eûmes été servis restait toujours au centre de la table une part de la chose qu’elle avait coutume de proposer à la générale et que poliment nous lui refusions, à demi morts de faim mais adoptant unanimement la posture de qui, rassasiés tels des lions ayant égorgé plusieurs zèbres, n’auraient supporté d’avaler une bouchée de plus au risque de mettre à mal leur avenante constitution. « Ah, concluait rituellement ma grand-mère la scène par ce constat, j’en ferai sans doute un peu moins pour dimanche », et elle se plaisait d’un petit air sévère à ce que nos assentiments validassent la proposition et lors, de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année, 807 fois le gratin, qui n’en finissait pas de réduire, n’en était toujours que plus inexorablement là, acquérant en quelque sorte de plus en plus de poids du fait de sa minimalisation même, condensant son goût infect dans des bouchées de plus en plus denses et dont, véritablement, je ne veux plus me souvenir qu’il fallait que je les avale.
Et toutefois l’été, quand la fenêtre de la salle à manger restait grande ouverte, j’entendais la voisine appeler ses enfants à table, les alléchant par la déclinaison de son menu, et j’entendais alors, passant près de moi, toute une série de noms étranges, évoquant d’autant plus l’existence de ce qu’ils désignaient qu’ils le nommaient comme une absence, « œufs en meurette », « salade d’oseille », « cailles aux pruneaux », « charlotte aux poires », toute une batterie luisante et clinquante de noms à la beauté simple qui s’énonçaient avant tout par l’affirmation de leurs ingrédients, au rebours de ce « gratin dauphinois », que qualifiait uniquement son mode de fabrication et son origine régionale, façon peut-être pudique mais avant tout perverse de ne pas se soucier de ce qu’il pouvait bien contenir réellement. Toujours, dans l’air de midi, vrombissaient comme des mouches les voluptés d’une onomastique passant alors près de moi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissaient certains effluves à l’approche de mes narines et que, comme un fleuve, je remontais par la pensée jusqu’à leur origine, inconnue et qui me paraissait tout à fait étrange, inaccessible, et que j’imaginais, dans une tout autre langue, carrément comme une pièce qui pour une fois sentait bien bon la bouffe, pleine de mômes et où tout le monde torchait son assiette jusqu’à la fin.