mardi 18 février 2014

Positions


           Ce matin-là, Valentin sortit de chez lui, comme d'habitude, claquant doucement la porte pour ne pas réveiller la personne qui ne dormait pas dans son lit, ni n'habitait sa vie. Arrivé au bas de la rue, il entra dans le café-épicerie acheter un journal qu'il ne lirait pas et un rouleau de sacs poubelle. il prit le temps d'un café au comptoir, qu'il ne but pas, juste pour le plaisir des ablutions du percolateur. Sortant du bar à reculons, il buta contre un sac à dos à trois étages, s'affalant le nez sur le rabat.



             Contre ses yeux, tout près, un écusson brodé d'une magnifique chaîne montagneuse enneigée et le mot : हिमालय. De l'ouverture du sac, un pull négligent pendait, marqué à l'encolure d'une étiquette avec lettres rouges brodées sur fond blanc, réminiscence des colonies de vacances de nos enfances. Ça disait Scarlett.
Valentin se releva, cherchant l'heureuse propriétaire du pull, et, à peine capta-t-il son regard qu'il se sentit habité par le gros corps noir et fatigué de Mamma au moment où commence la guerre de Sécession dans la plantation de coton de Tara : Mamzelle Scarlett, dit-il…
Deux yeux clairs et perçants, cernés de disques blancs en haut d'un visage tanné, enfoui dans plusieurs tours d'écharpe en mohair vert d'eau, le dévisagèrent et chuchotèrent d'une voix rauque et granitique "de quoi?" 


              Sous l'écharpe, dans la pénombre du lit de Valentin, son corps avait l'éclat d'une flaque de lait qu'il lapa de l'Atlas, perdu au milieu d'une chevelure abondante, en passant par l'Axis, jusqu'à la décrue des lombaires. Scarlett ne pipait mot. Descendue directement de la Demeure des Neiges pour monter dans l'avion et en redescendre dans la campagne française, elle sentait ses neurones assiégés par le jetlag, et papilles,  pupilles, et myrtille se relâchaient sans commune mesure. 


             Les corps s'accordaient et se désaccordaient au rythme lancinant du chant qu'ils inventaient.  Historiquement parlant, nul doute que le Missionnaire était le number one, pensait Valentin. Dans sa tête, une voix intérieure se mit à réciter une litanie, l'Andromaque les petites cuillères l'union du lotus le bateau ivre l'écrin à bijoux la fleur éclatée les vignes entrelacées l'arc en ciel la balançoire l'approche du tigre la danse aux joyeuses faveurs l'indolent le noeud coulant le phénix dans la joie la mystérieuse entrevue le trépied chancelant le cerf en rut le petit pont… 
La voix de Scarlett, toujours aussi minérale, émergea de dessous la tente des draps pour affirmer : Oui, tu as raison, le Kâmasutrâ, 807 positions.

mardi 11 février 2014

Elle arriva par le bus de 16h45


           Elle arriva par le bus de 16h45 et descendit à l’arrêt qui faisait face à l’E.P.I.C.E.R.I.E. On n’y vendait plus ni pain ni bonbons ni plus rien depuis des décennies : la bâtisse était devenue une habitation, mais les huit lettres jaunes gravées dans la pierre n’avaient été effacées ni par le temps, ni par les propriétaires successifs.
Près de l’arrêt Meunier, l’épaisse roue de ciment était restée plantée dans la terre. On y montait, enfants, un micro imaginaire à la main, pour y chanter un air de variété et se donner en spectacle devant les copains, assis sous l’auvent.




           Elle prit la rue Gabrielle Benier. Des jardins adjacents parvenaient l’odeur du lilas blanc et les piaillements d’oiseaux. Certaines maisons inchangées avaient gardé leur âme. D’autres, dans l’arrogance de leur modernité, jouaient aux grandes dames, drapées de béton, ouvrant des baies vitrées comme des bouches immenses et voraces. Rangés contre la façade de ces cubes indigestes, de gros 4X4 noirs montaient la garde. Il n’y avait rien à redire et le petit chien d’en face avait beau aboyer, on l’entendait à peine, on ne le voyait plus. 
Elle était venue pour revoir, avant la fin, le lieu où sa route avait commencé. Cinquante ans plus tard, après l’exil, les études, les enfants, les séparations, l’accumulation de soleil et de sel sur sa peau vieillie, elle avait traversé la mer et souhaité retrouver cette maison de poupée où elle avait grandi, bicoque adorable sur laquelle grimpaient le lierre et la vigne vierge, et qui avait une odeur de vacances, comme sur une carte postale.
Le visage était resté le même, mais l’expression n’y était plus. Les fenêtres en bois n’existaient plus, ni non plus la terrasse jonchée de cailloux et de jeux. On avait balayé, blanchi, rajeuni tout cela. On avait opéré un lifting en somme. On lui avait fait refaire le nez.
Il fallut ravaler l’amertume, le dépit.


           Elle descendit vers le bois, fit une halte auprès de la dalle de mousse entre les branches, où la rivière venait charrier toutes sortes de babioles que les enfants lui offraient en partage : bouteilles à la mer, voitures Majorette, Barbie démantibulées qui faisaient le voyage. Elle prit le chemin dit « des petits lapins » qu’elle avait emprunté si souvent pour revenir de l’école, cueillant pour sa mère, au passage, un bouquet de violettes.
Elle remonta dans le bus de 18h07.

   

samedi 8 février 2014

Aller simple. Dernier épisode.

             Les yeux d'un bleu éblouissant de la jeune femme se tournèrent vers lui, comme se réveillant d'un rêve trop long. Un éclat métallique s'y dessina, glissant de son visage à la silhouette massive de Nez en patate qui venait d'entrer. Axel y vit comme une promesse de justice. Il retint son souffle en entendant la voix rauque du conducteur. - Combien je vous dois ? - Combien croyez-vous devoir donner pour réparer ?
 - C'est quoi ce délire ? - Combien devez-vous pour annuler l'affront ? Cette phrase se répéta comme un mantra. Les lèvres charnues de la caissière soufflèrent des mots comme des bulles de savon qui voletaient autour de Nez en patate, brusquement figé comme une statue de marbre. Une nuée de bulles translucides gravitait autour de sa grosse tête, une écharpe multicolore qui l'enserrait de plus en plus.
             Axel s'approcha de lui, ouvrit son blouson et reprit la fourchette. Il la serrait fort comme jamais, tendue au bout de son bras dans la direction de l'homme dont le visage se dégageait progressivement. Le sang avait reflué de sa face et c'est blême qu'il sortit son porte feuille et laissa trois billets sur le comptoir avant de reculer jusqu'à se cogner à la porte. Il disparu sans demander son reste, on entendit juste la porte de la voiture claquer mais pas son démarrage.
           Axel sourit. Il posa la fourchette sur le comptoir, son pouce et son index impulsèrent un mouvement circulaire, le couvert d'argent tourbillonna avant de s'immobiliser doucement, les dents traçant une droite invisible jusqu'à l'endroit le plus sombre de l'horizon, où terre et ciel indissociables se rencontrent sans se perdre.
           S'il fallait une morale pour clore ce conte, c'est qu'atteindre son rêve ne se fait pas sans risque, ni non plus sans chance. S'il ne fallait pas l'atteindre, n'y pensons plus.

vendredi 7 février 2014

Aller simple. Deuxième épisode.

            Axel hésita puis s'installa à côté de Nez en patate. Il serra son sac sur son ventre. Une odeur poussiéreuse et grasse régnait dans l'habitacle. Nez en patate demanda où il allait. - Je le saurais quand je serais arrivé. C'est à dire quand je ne pourrais plus avancer sur la terre ferme. C'est possible d'ouvrir la fenêtre ? - Je préfére pas, les courants d'air sont mauvais pour mon rhume. Nez en patate le fixa d'un regard noir avant de se remettre à regarder la route, un mince ruban gris et sinueux qui en haut de la côte s'enfonçait dans une forêt épaisse. Il murmura d'une voix enrouée : -Moi, je cherche un guide. Une direction. On m'a parlé d'un objet qui indique toujours la meilleure des directions. Un objet banal. Qui ne se trompe jamais. Je donnerai tout pour mettre la main dessus.


             - Ah bon...Axel fit tout pour répondre d'un ton las. - Je ne sais si c'est légende ou réalité. Qu'est-ce que tu en penses ? -Rien. Qu'est-ce qui clignote là ? L'alerte pour l'essence ? Nez en patate assena quelques coups sur le cadran, qui persistait à clignoter. - La prochaine station, c'est pour nous, grommela-t-il en postillonnant.
           La voiture traversa silencieusement la forêt et redescendit entre des champs immenses. Au loin, le panneau bleuté d'une station.
           Axel descendit du véhicule en remerciant Nez en Patate, il préférait marcher tout compte fait. Et puis l'odeur sourde qui commençait à l'imprégner...Le bras de Nez en patate partit en avant, animé d'une force autonome et agrippa son sac d'un coup sec. Il ouvrit la fermeture éclair, écarta les bords en le renversant. Les chaussures s'écrasèrent mollement sur le sol avant que la bouteille n'explose, rejointe par la fourchette argentée qui rebondit sur une tache moirée d'essence. Nez en patate l'attrapa fermement, la pointa violemment vers le jeune homme en émettant des sifflements hargneux puis la plaça dans son blouson en lançant un regard menaçant. L'homme ouvrit lentement le bouchon du réservoir, prit le tuyau de la pompe et commença à verser du diésel dans le réservoir en sifflotant. Affolé, Axel entra dans la station. A la jeune femme boulotte derrière la caisse, il lança : - Aidez moi. Cet homme, là dehors, il vient de me dépouiller. Appelez la police. S'il vous plait.


à suivre 

 

jeudi 6 février 2014

Aller simple. Premier épisode.

             Il était une fois Axel, jeune homme au cœur aussi pur que son estomac était vide. Ses parents l'avaient abandonné dans un terrain vague - en lisière de la grande ville, pour ne pas ralentir leur migration à marche forcée. L'enfant avait réussi à survivre en se nourrissant de 807 épluchures de navets et d'oignons, de peaux de poulets agrémentées de quelques trognons de pommes. Aucun de ses glanages austères ne le rassasiait et ses intestins avides se trémoussaient chaque nuit. Sa croissance en était perturbée, sa taille minimale pour son âge ce qui ne l'empêchait pas d'avoir de grandes ambitions. Une SDF de passage avait évoqué un lieu plat, liquide et d'un bleu éblouissant, bordé de sable blanc et où il faisait chaud vivre. Depuis ce jour il rêvait de partir en direction de l'Ouest, où quand on avait passé les plaines et les forêts, on débouchait quoiqu'il arrive sur l'océan. Axel attendait le bon moment pour partir. 


            Ce fut le premier soir du printemps, quand en farfouillant dans une poubelle, il dénicha, entre une basket déchirée et un pot de confiture entamé, une fourchette en argent. Il la posa sur le sol, lui impulsa un mouvement de rotation sec : la fourchette tourbillonna plusieurs fois, s'arrêta, ses dents indiquant la direction du soleil couchant. Axel recommença plusieurs fois la rotation de la fourchette en argent, à chaque fois les dents montraient la même direction. Le jeune homme enfila sur son tee-shirt ses trois pulls et sa veste ciré, pris son sac contenant une bouteille d'eau et deux paires de chaussures, y ajouta délicatement la fourchette en argent et partit à grandes enjambées de l'autre côté du terrain vague, à l'autre bout du vieux bourg, encore plus loin que la grand rue.


          Il marcha plus de trois jours, vérifiant le cap de temps en temps avec la fourchette pivotante, quand une voiture silencieuse le dépassa, ralentit et se mit à son niveau. 


          La vitre côté passager se baissa, un homme au nez en patate surmonté de sourcils broussailleux l'interpella : - Je peux vous avancer ? Je suis parti il y a plus d'un jour et un passager ne serait pas de trop, discuter ça me tiendrait éveillé. Allez montez.


à suivre...