Cette année-là, l’avènement de
l’été fut tardif. Les mines tristes et contrites des gens
s’avançaient dans les rues, presque mécaniquement, aussi vides
que dans un songe sans couleur. Puis, le soleil reprit l’habitude
de paraître tous les jours. Les mines s’ouvrirent, se colorèrent.
Le fleuve brillait d’un vert entre jade et malachite, selon les
heures. Il coulait, d’un cours si naturel que, désormais, tout le
monde savait dans quelle direction se trouvait la mer. Le fleuve
était redevenu le pouls de la ville, sa principale artère, battant
au rythme lancinant de la chaleur qui montait. Et les voix avaient
retrouvé des chants d’envie de mer.
L’été battait son plein. Courant
juillet, des pêcheurs tirèrent de l’eau plusieurs silures qui
atteignaient les trois mètres. Mauvais présage ?
Au Museum, on autopsia le plus grand
des silures. Qui pesait plus de deux cents kilos. Son apparence,
semblable à ce que l’on connaît de l’animal : une bouche
très large, des yeux minuscules, des écailles à peine visibles. Le
plus curieux, c’était le contenu de l’estomac de la bête :
des petites clés par dizaines, de toutes petites clés métalliques,
qui tapissaient le fond de son estomac en haut duquel flottaient des
morceaux de canards col-vert, de ragondins. Mais pas la main d’un
homme, comme on avait voulu le faire croire.
Le Pont des Arts en était couvert.
Celui de l’Archevêché aussi. En remontant la Seine sur les quais
les jours de grand soleil, on voyait scintiller les cadenas, on
imaginait que les rambardes des ponts étaient tressées d’or ou de
bronze. Fixés aux rambardes, pendus les uns aux autres en grappe
quand il n’y avait plus de place. Les couples se faufilaient la
nuit pour les y accrocher. Dans la journée, c’était devenu les
lieux touristiques les plus fréquentés. Le phénomène avait enflé
de façon incontrôlable. Les plus audacieux se faisaient
photographier sur le pont durant les nuits claires, le cadenas au
bout des doigts, puis le geste de la main qui jette la clé. Et le
baiser, le dernier baiser. Séquence triptyque.
Ç’avait été une flambée d’été.
La légende du cadenas qui scelle l’amour des couples toujours,
s’était transformée en légende urbaine du silure. Même l’Eglise
s’en était émue. Tous les couples se défaisaient. Dès que les
eaux du fleuve engloutissaient la clé du cadenas, chacun partait de
son côté. Il y eut des enfants abandonnés sur des aires
d’autoroute. Des femmes et des hommes pour qui le lever du soleil
ne signifiait plus rien. La ville s’en retrouvait toute chahutée,
sans ces rythmes collectifs qui la parcouraient.
Dans le week-end dépeuplé du quinze
août, les rambardes des ponts furent cassées à la tronçonneuse,
puis remontées en pierre. On ratissa le fond du fleuve, on filtra
les eaux sablonneuses. Il y eut bien une association de pêcheurs
pour s’indigner du massacre des silures. Puis, silence jusqu’à
la fin de l’été.
À l’automne, plus rien n’y
paraissait. Dès les premiers frimas, les feuilles des marronniers
crissant sous les pas, les peupliers frissonnant dans l’air humide,
des couples se promenaient, se photographiaient devant le fleuve. Et
repartaient ensemble.
Pourtant, sur le plus vieux pont de
pierre de la ville, à l’ombre de la statue, quelque chose de
discret s’était gélifié. Le long de la grille entourant la
petite esplanade qui surplombe le Vert-Galant. À la nuit tombante,
de très jeunes silures aux reflets métalliques vinrent longer la
pointe de l’île. C’est une adresse qu’on s’échangeait sous
le manteau. Le Lonely Planet parla de « The 807 Zone ».
Pour nous, c’était simplement Les 807. Le matin, quand le soleil
donnait, que l’air était clair, tous ces cadenas leur faisaient un
écrin précieux, à Henri IV et sa monture.
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