Le jour où on prend la
photo, le ciel bleuit un peu, puis redevient comme un marbre veiné
de gris, l’eau frôle les ventres des ponts, les piles se tiennent
droites. La ville entière retient son air, espérant que les eaux
finiront par capituler.
Il fait chaud, une
chaleur feutrée qui se lâche aussi doucement qu’un pneu se vide
sur les toits et les dômes aux tuiles vernissées de Pest. Du côté
du marché, pluie de paprika et odeur de saucisses, la quantité de
victuailles aux étals permettrait de tenir un long siège.
Sur l’autre rive, Buda
dans ses hauteurs semble hors d’atteinte avec ses petits pavés,
son château et ses monuments, pourtant reliée à la même attente.
D’une bouche à l’autre, d’une rive à l’autre, rebondissent
les mots Crue historique.
Comme tous les gens
debout sur des ponts, on regarde, on scrute l’eau. Elle coule à
une allure de marathon, elle n’arrête pas de gonfler. Entre hier
et aujourd’hui, elle est comme un enfant qui aurait pris vingt ou
trente centimètres sous la toise.
C’est le Danube,
me dit Manuel, il est très chargé. Il prend sa source
loin en Forêt Noire.
Il ne précise pas si
chargé de pluie, de mémoire, de boues. Ce que je vois passer, pour
le moment, ce sont des branches d’arbres, puis un tronc entier,
racines et branches, suivi d’un cochon aussi gonflé que les eaux
et par les eaux, ventre en l’air et pattes inutiles.
Plus mort que vivant,
dit Manuel. Un vrai manège enchanté, je pense, en m’attendant à
voir un cheval ou un éléphant. Mais aucun éléphant, mort ou
vivant, ne patauge dans le Danube.
En hongrois, le Danube se
dit Duna. Et avant de se former en Duna, aussi large que deux ou
trois Seines, il y a l’Inn, un des affluents allemand, très pressé
et tout vert, vert de l’eau des Alpes - débit de 807 m3 à la
seconde, ou presque- et aussi d’autres affluents qui sont bleus ou
noirs : un vrai fleuve toutes eaux mêlées.
Si, maintenant, on
voit défiler des cochons, t’imagines bien que les silures sont
partis depuis longtemps, poursuit Manuel sans faiblir. Il
était en France l’été du massacre, il lui en est resté quelque
chose.
Partis où ?
je demande. Il me décoche un regard aussi noir que la Mer où va se
jeter ce fameux Danube, avant de rajouter : Avec tous ces
pays qu’il traverse, les silures peuvent être n’importe où.
On n’est pas venu pour adopter des silures, ai-je envie de dire
mais il me semble sage de garder cette remarque en interne.
Bientôt la nuit tombe et
on ne voit plus grand-chose. Un pont perpendiculaire à un fleuve
permet de le traverser. Ce qu’on fait en se disant que passer un
fleuve, c’est plus facile que franchir un mur. Et Pest nous
accueille.
Le lendemain, jour de
notre départ, on vient rendre un petit hommage à Duna. Le fleuve a
doucement courbé son dos sous la toise, plus personne n’a envie de
dire Tiens-toi droit. Sans doute l’hystérie finit-elle par
s’épuiser dans trop de flots.
Les jours d’après, les
eaux du fleuve baisseront vraiment les bras et les hommes chercheront
à réparer et effacer les traces du grand débordement.
Et Manuel, rentré à
Paris, rentré dans le rang, vrai pêcheur d’éperlans qu’on fera
frire en trinquant autour d’une bouteille de Tokay.
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