me
voici à la suite de Jacques Jouet
en
ses poèmes de métro
ou
plutôt de Jacques Roubaud, en son
ode
à la ligne 29 des autobus parisiens
quant
à moi, ce sera une ode à la ligne 808
des
autobus de Recife
Je
parcourrai la ligne intégralement
depuis
la gare de départ où nous l'attendons déjà
jusqu'à
son terminus :
30
kilomètres d'écriture
combien
cela fait-il de lettres ?
de
mots ? de phrases ?
j'évalue
à la louche trois caractères pour un centimètre
alors
30 kilomètres d'écriture
valant
30000 mètres, ou 3 millions de centimètres
je
suis parti pour neuf millions de signes
et
lorsque j'aurai aligné ces neuf millions de signes
et
les aurai mis bout à bout
nous
pourrons relier Olinda à Recife
par
un poème de bus.
**
TRANGER
C'est
parti
le
bus vient de s'ébranler
l'écriture
aussi
car
la contrainte est la suivante :
n'écrire
que lorsque le bus est en mouvement
à
cet égard, c'est l'exact contraire
de
l'écriture d'un poème de métro de Jacques Jouet
où
l'on ne peut écrire que lorsque le métro est arrêté
entre
deux stations
Ici,
ce sera le trafic qui donnera
l'autorisation
d'écrire
ou
qui prononcera son interdiction.
Ma
tête s'agite
mon
corps gigote
et
mon stylo est parcouru de tremblements
tandis
que nous secouent les dos d'âne
les
gendarmes couchés
que
nous écrasons sans scrupule
ni
vergogne
trois
ânes justement sous un modeste toit
de
tôle ondulée
nous
regardent passer
l'un
d'eux est allongé
évidemment,
si je n'avais eu le doit
que
d'écrire lorsque le bus était arrêté
et
si le trafic avait été fluide
je
serais sans nul doute parvenu à écrire
un
PzM, un poème de zéro mot
mais
la contrainte est double ici
car
mon écriture doit tenir compte
des
soubresauts, des accélérations
du
freinage, des flaques
des
virages en plus des arrêts.
L'urbanité
est ce mélange de ruelles et de grands axes
de
macadam et de végétation
luxuriante
palmiers,
bananiers, lauriers rouges, blancs ou roses
buissons
aux fleurs orangées
et
de tours en béton
parfois
couvertes de carreaux de céramique
dans
une touffeur moite
qui
se mêle à la sueur de l'écriture
les
arbres aux très larges feuilles d'un vert très dense
me
font penser à Chateaubriand
en
ses voyages le plus souvent imaginaires
sur
les rives du Meschacebé
ici,
je suis sur les rives de Recife
et
je fais ce récit de Recife
conte
de ville narré par un récit de ville
immeuble
aux céramiques blanches
immeuble
aux céramiques jaunes et bleues
crissement
des pneus sur l'asphalte mouillée
odeur
de fin de pluie
contact
lisse et soyeux du papier
les
sens ici se répondent
tandis
que nous abordons un quartier de bureaux
où
alternent des mini échoppes
de
chapeaux, de vêtements
de
bijoux, de jus de fruits pressés
moi,
je ne suis pas pressé
ou
plutôt si,
je
suis un simple esprit que l'on presse
ce
poème est le jus pressé d'un cerveau
auquel
répondent les grandes
gerbes
provoquées par les voitures
dans
les flaques à l'odeur marine
un
peu écœurante, un peu excitante
salée
le
bus se remplit
je
reste assis
l'œil
rivé à l'extérieur
le
stylo vissé au calepin
en
pleine conscience que je suis à l'étranger
et
voilà que je m'interroge sur le sens précis de ce verbe
tranger
je
suis allé au Brésil pour tranger
c'est-à-dire
pour rendre compte
avec
un regard extérieur
— l'océan
apparaît
fenêtre
entre deux immeubles
on
pourrait se croire à Nice ou à Cannes
mais
je ne reconnais pas les Cannois ni les Niçois
en
les passants d'ici
qui
sont plus simples, plus jeunes
plus
vivants et plus gais
plus
directs aussi
qui
te touchent l'épaule pour te rassurer
pour
échanger, pour rappeler le plaisir de l'échange
qui
est un plaisir tactile aussi
voici
déjà ce que signifie tranger
entre
mille autres perceptions et acceptions
un
chant masculin s'élève
la
radio soudain chante
elle
chante la roue de la vie
tandis
que les larges roues du 808
font
hurler l'eau brûlante
les
gens sont massés aux barres d'appui
n'est-ce
pas une métaphore de la vie
que
ce bus qui passe
transition
partagée dans le chant et la sueur
et
les pieds écrasés
les
bras levés affichant leurs tatouages multicolores
alors
que dehors un grand huit jaune
propose
une autre version de la vie
trépidante,
hurlante
la
vie qui secoue les tripes
mais
je continue de tranger
et
vois ces modestes triporteurs
où
l'on presse des cannes à sucre
mosaïque
de vie
et
tandis que la musique se fait plus forte
le
bras levé sous mes yeux
fait
apparaître une zébrure de
cinq
lignes parallèles et rouges
qui
constituent une partition
je
lui fais demander quelle est cette partition
il
répond Johnny Cash : Heart
(ou bien Hurt)
la
nuance est subtile et je n'ai pas bien compris
pourtant,
entre le cœur et la souffrance
il
me semble sentir une différence
dont
je ne peux dire précisément la substance
sur
son T-shirt noir
s'étalent
en son poitrail
six
carrés au contour blanc contenant chacun
deux
grosses virgules blanches sur fond noir
dont
les positions sont toutes différentes
ces
deux-là tête-bêche
font
un 69 par exemple
avec
cette légende admirable sous les six carrés
"Comma
sutra"
qui
est une belle légende de vie
tant
il est vrai que nous ne sommes
que
des virgules, passagères et tranges
à
l'instar de ce voyage en bus
que
des respirations, hors de l'apnée totale
hors
du néant fatal
nous
ne devons notre virgule qu'au
plus
étrange hasard
et
le passage sur terre
aléatoire,
invraisemblable
et
pourtant réel
imprévisible
et
pourtant réel
n'est
qu'une simple virgule
une
inspiration
une
bouffée
on
tire sur la vie comme sur une cigarette
toutes
deux virgules
avant
de retomber en cendre
comma
sous trash
le
tatoué s'est assis
ma
voisine lui a donné le programme du festival
– ça
sent le feu, soudain –
et
le voici qui lit les noms des poètes invités
il
en connaît plusieurs, visiblement
et
voici maintenant le programme du festival
qui
circule, qui inonde notre voisinage de bus
les
gens de Recife cela se voit
aiment
la poésie
bouffée
de vie
bouffée
de vent, de vie et d'envie
ne
se servent-ils pas du programme du FIP
comme
d'un éventail ?
et
n'est-ce pas là le meilleur effet de la poésie ?
la
poésie est souffle de pensée en mouvement
souffle
de vie
la
vie elle-même comme
souffle
du lit, virgule du lit,
comma
sous drap
voilà
que je trange
à nouveau
nous
sommes arrêtés immobilisés
je
ne peux même pas écrire ces quatre mots d'affilée
les
quatre files fixes et pleines
qui
induisent des cohortes de corps
tous
tendus dans la même direction sans toutefois pouvoir se voir
les
corps se suivent mais ne se rencontrent pas
n'est-ce
pas là le contraire de l'étreinte ?
le
seul venant à ma rencontre
reste
le vent, étreinte du vent
car
le vent étreint sans discernement
et
dans ce dédale de fer évoluent un ballet de vendeurs
d'oranges,
des vendeurs de canettes
des
vendeurs de serviettes éponge
des
donneurs de journaux gratuits
l'autobus
en a marre d'être immobile
le
propre du bus n'est pas l'immobilité
alors
le 808 fait une embardée
et
tournant résolument à droite
il
roule entre les palmiers
et
voici que Jésus vient à moi
dans
la bouche d'un jeune vociférateur
qui
vient de monter
et
qui distribue des tracts et des stylos
son
T-shirt est barré d'un grand Jésus écrit en bleu
la
bandoulière de son sac à miracles
porte
aussi l'inscription Jesus
Cristi
il
nous explique comment utiliser le stylo
quelque
chose m'échappe
il
nous explique comment fonctionne Jésus
finalement
repasse parmi nous et récupère
les
stylos qu'il a généreusement distribués
il
les récupère, sauf auprès de ceux qui
veulent
bien lui acheter Jésus
je
vois là une grande différence dans le bus
Jésus
se vend tandis que s'offre la Poésie
la
poésie se dit à voix douce
tandis
que Jésus crie
je
continue de tranger
car
tranger
consiste aussi à rebondir
l'imprévu
servant de trampoline
le
poète de bus est un opportuniste
qui
rend compte
et
qui passe son temps à tranger
et
à tout mettre dans un même pot
car
la mémoire d'un pot est tranger
Quartiers
chics maintenant
quelque
chose s'est rompu
ça
sent la fin
une
avenue immense
des
bosquets d'eucalyptus
de
larges pelouses entretenues
le
bus court comme s'il avait
moins
à montrer, moins à dire
il
file à toute allure
il
traverse
ça
sent la fin
ce
quartier n'est que de passage
aucune
âme ne s'y aventure piétonne
des
séquoias agitent tranquillement leur
fin
branchage de gaze
les
palmiers jouent les berceurs
ça
sent la fin
un
tank sur le gazon pointe nonchalamment son canon vers nous
pour
nous rappeler que nous sommes frêles et mortels
sous
les tendres jaunes des mimosas
l'armée
côtoie l'école
l'uniforme
l'uniforme
ça
sent la fin
ça
sent la fin
c'est
la fin
j'ai
trangé
j'ai
trangé
je
suis allé tranger
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