mercredi 8 janvier 2014

Es-tu là ??


              Dans la journée, le guéridon est relégué dans un coin du petit salon ou du grand cabinet. Recouvert d'un châle à impressions cachemire. Un châle de femme à longues franges. Le parquet, minces lattes acajou, craque à certaines heures de la journée, autour du crépuscule, sous les tapis. La maison est sombre, respirant l'hiver même en plein été, et isolée, balayée par les tempêtes, plantée dans une vallée où s'engouffrent des paquets de Manche venus en découdre avec un paysage minéral -dolmen, cimetière- et, non loin, la plage où, pendant les nuits de pleine lune, erre inlassablement un décapité à la recherche du repos éternel, croisant parfois une dame blanche infanticide ou une dame noire ancienne druidesse - racontent les habitants de ces lieux.
Pourtant, aux plus longs jours de l'été, le soleil ramène des rubans de lumière légère et dansante, brassant l'atmosphère et dessinant des ombres aux meubles, bibelots et tableaux. 
C'est cette maison qu'Hugo a choisi comme ancrage pour ses années d'exil à Jersey, elle a pour nom Marine-Terrace.    


               Des mains s'ouvrent et palpent le plat de la table, pouces contre pouces, auriculaires contre auriculaires, comme une guirlande d'antennes en éveil. Le cercle s'arrondit. Les yeux se ferment. Les souffles se retiennent. Toussotant, puis timbrant sa voix, quelqu'un dit alors : Esprit, es-tu là?  
Mais la table se tait. Le cérémonial se répète régulièrement depuis l'arrivée de Delphine de Girardin, prêtresse des "tables parlantes", mode qui déferle sur l'Europe. Mais, la table se tait toujours. Et les esprits commencent à se décourager. Les terriens, les jersiais, et, sans doute les autres aussi. On s'occupe, on visite l'île, Charles, François-Victor, les fils, et Auguste l'ami, perfectionnent leur art de la photographie, parfois guidés par Victor Hugo lui-même.  
Cependant, l'on persévère, et quelques jours avant le départ de Delphine pour le continent, une voix s'invite à la table. C'est elle, celle qu'on espère mais que personne n'ose nommer, celle qu'on devine : l'ange chéri du poète, Léopoldine. Un coup pour la lettre A, deux coups pour le B, et ainsi de suite pour les autres lettres de l'alphabet. Une pluie de coups s'abat sur la table. Le cercle spirite se met à croire. Hugo aussi. A corps perdu, pour certains. 
Le poète est toujours assis en retrait. Il a tous les talents, mais pas celui de médium. Il pose des questions, d'autres aussi en posent . Lui note, scrupuleusement. Le plus doué, le meilleur des médiums, c'est Charles, le fils. Et la ronde des esprits entame une danse qui va durer plusieurs années, dans laquelle se croiseront de très  grands fantômes, de Jésus à Mahomet en passant par Shakespeare, Napoléon 1er ou Eschyle. Chateaubriand viendra, depuis sa tombe malouine et voisine, répondre à Hugo : "La mer me parle de toi".  Parfois inquiet, Hugo se demandera s'il mourra en prophète ou en poète. Dans les années qui suivront ces temps spirites, il produira ses plus grands morceaux de poésie.  


              Cet épisode des "tables parlantes", Hugo l'a consigné en partie dans des cahiers. Des cahiers rouges. Aujourd'hui, deux d'entre eux appartiennent à la BNF. Des autres, aucune trace fiable.   Nous avons eu accès aux deux autres cahiers. Le papier a à peine jauni. Ouvrir les cahiers, c'est entendre la mer se fracasser aux rochers, c'est respirer un air soudain gros d'écume. Ils sont noircis de mots, des milliers de mots comme autant de contours d'un horizon encré, et de quelques lavis d'encre, détails de visages et, surtout, de paysages. Y sont portés les procès-verbaux des séances, s'enchaînant sans que la date soit toujours mentionnée. Puis, vers la fin, le style emphatique du poète se met à décliner pour aboutir à quelque chose de très dépouillé, questionnement au mot à mot, mot majuscule, bien sûr :  
Amour?? La table parle, bientôt hoquète : oui/non  
Mort?? La table répond : oui/non
Bientôt?? La table chuchote oui/non
Liberté? La table susurre oui/non
Ici, plusieurs lignes de points de suspension. Oui/non, ça ne veut rien dire, écrit Hugo. Puis, plus rien. Le poète ne sait plus que demander. A la toute dernière page, il a écrit :  "La table pleure" . Puis, des bribes d'un récit que nous avons reconstitué : 
L'eau au sol a commencé à monter, et quelqu'un a dit "ça sanglote quelque part, je sens, j'entends qu'une poitrine s'étreint et bientôt se meurt". Sans doute est-ce Charles qui a dit cela. Les femmes sont montées sur les chaises, protégeant leurs jupons, les hommes ont posé leurs chaussures sur la table, et ont relevé haut leurs pantalons. Le cercle spirite de Marine-Terrace vénérant l'idée de précision, quelqu'un est allé chercher un mètre en bois, et a annoncé : au sol, il y a 807 millimètres d'eau. Hugo a écrit "Ce sont des larmes, mais qui donc les a versées?"  Il semble que le guéridon ait tangué, comme s'il avait voulu disparaître, s'abîmer. Puis le niveau de l'eau a commencé à baisser, et bientôt la nuit est tombée, avec "l'abîme au-dessous, et l'abîme au-dessus" selon des mots du poète.  
807 millimètres, c'est presque la pluviométrie annuelle de l'île de Jersey.



                Ce qu'on sait précisément, c'est qu'après cet épisode "Larmes 807" -c'est ainsi que le poète l'a noté à la dernière ligne du cahier- Hugo a quitté Jersey pour Guernesey, du jour au lendemain. Il aurait été expulsé pour outrage à la Reine Victoria, obligé de partir, voire même aurait-il requis d'être expulsé pour des raisons politiques, mais nous savons que la vérité est ailleurs.   




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