Gervaise Grismanveau tressaillit quand
la machine aux chiffres lumineux fit hurler sa sirène pour battre le rappel.
Sept heures. Il était sept heures et comme chaque matin, il lui fallait se
mettre sur son séant, poser le pied au sol, se lever, faire couler le café,
grimper dans le bac de douche, mettre du bleu sur ses cils pour avoir l’air de
quelque chose, sauter dans la robe noire et courir après le 807.
Gervaise Grismanveau était de ces
bonnes femmes qui semblaient vivre la faim au ventre, ou le froid. Elle
avançait en automate, sans conviction, portée par la foule et les obligations
du quotidien. Elle marchait d’un pas précis, portait des souliers vernis et ne
sortait jamais sans son parapluie. Elle était aimable, répondait aux
sollicitations, faisait la conversation, souriait gentiment : on lui avait
appris à être polie. Elle aurait bien hurlé parfois, mais ne se l’autorisait
pas, détestant et enviant à la fois ceux qui parlaient sans filtre et riaient
bruyamment, cherchaient querelle et traversaient au rouge. C’est peut-être
cela, la liberté, pensait-elle.
Elle travaillait dans un petit
supermarché de la rue Quincampoix. A l’heure dite, elle s’installait à sa
caisse, la numéro 5, et toute la journée disait bonjour, tapotait sur les
touches carrées et rangeait les pièces et les billets, les chèques et facturettes,
au son de la machine enregistreuse.
Elle voyait passer de bonnes mères de
famille, apprêtées et distinguées, et des hommes à chapeau, au visage carré,
qui jamais ne la prendraient dans leurs bras. Ils portaient des attachés-cases
et arpentaient les rayons d’un pas frénétique, attrapant au vol un
sandwich-club et une orangeade en canette. Toujours pressés, ils passaient à la caisse sans y penser, puis
rejoignaient la rue, suivant attentivement le passage des voitures, regardant
de droite et de gauche, le menton fier et levé, avec des gestes ostentatoires
d’employés affairés, et attendus pour la réunion de service. Le soir, ils
retrouvaient leur douce épouse sur le canapé du salon, et cinq têtes blondes
adorables, dans un appartement cossu du Faubourg St Germain. La liberté, pour
elle.
Assise à angle droit sur son tabouret
de caisse, elle avait devant elle, de dos, un défilé de tignasses blondes ou
rousses piquées de nœuds à pois et de papillons multicolores, qu’encadraient d’immenses
créoles pleines de fanfreluches. Ses collègues en enfilade riaient haut et fort
et se racontaient leurs conquêtes, leurs nuits agitées, leur vie entière en
long, en large et en travers. Elles avaient toujours une œillade ou un mot
gentil pour tel client dont elles tiraient quelque menue monnaie. Le patron les
adorait : elles étaient ses poupées,
ses rayons de soleil. En échange de
compliments, elles l’autorisaient à loucher dans un décolleté, à effleurer une
hanche, l’air de rien. Elles gloussaient, les coquettes, et s’amusaient à le
provoquer en évoquant la soirée folle qui les attendait. « La
liberté ! », s’écriait en
silence celle qui jamais ne participait à ces scènes de liesse, et sur laquelle
le regard ne s’attardait pas.
Un soir de pluie, lasse, elle avança
sur la chaussée malgré le camion qui arrivait par la droite, dans un coup de
klaxon assourdissant. « C’est peut-être cela… », pensa-t-elle au
moment du choc. Les badauds affluèrent. Il se fit une foule épaisse et affolée,
il y eut des cris, des appels, des yeux béants. Pour la première fois, dans une
flaque de sang rouge, Gervaise Grismanveau fit converger vers elle tous les
regards. Il y eut, entre deux nuages, un sourire dans le ciel.
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