Quand elle sera grande, elle sera danseuse étoile. Ou vétérinaire. Ou
maîtresse d’école. Pour l’heure, elle enfile collant, tutu et chaussons roses.
Maman lui a tricoté un cache-cœur en mohair de la même couleur, aussi doux
qu’un chat mais moins dangereux. Dans le vestiaire étroit, les filles terminent
de se préparer. On entend le piano et la voix de Melle Beck dans la salle de
danse. On a envie et peur tout à la fois. Envie de sentir dans sa paume la
barre de bois lisse et ronde, de commencer les exercices d’échauffement, sans
oublier les mouvements du bras, une légère inclinaison de la tête, envie de
cette grâce que l’on sent monter en soi, ne plus être la petite fille pataude
qui trébuche en courant, laisse glisser de ses mains verres et assiettes, se
cogne dans les meubles, envie de se laisser guider par le piano, suivre son
rythme, son tempo, être toute entière à l’intérieur de son corps et ne penser à
rien d’autre qu’aux muscles qui s’étirent, aux bras qui s’allongent, aux
articulations qui craquent. Et peur de la badine de Melle Beck qui frappe les
mollets pas assez tendus, les épaules rentrées, les ventres en avant. Il y a
une photo d’elle accrochée au mur. Elle y porte un long tutu de mousseline
blanche, le rêve de toutes les filles, dans une révérence gracieuse, les bras
repliés, croisés sur son cœur, le visage de profil elle sourit, une grande
douceur sur le visage, elle est belle. C’était il y a très longtemps.
Toutes les danseuses se disposent en ligne, pour les sauts. C’est le
moment du cours qu’elle préfère. Le piano lui-même est plus joyeux, plus vif.
Position de départ le dos bien droit, les bras en couronne au niveau du
nombril, en troisième, pied droit devant, genoux pliés. Au signal, détente,
elle s’élève au-dessus du sol, les jambes bien droites, au moment de retoucher
le sol, passe le pied gauche devant le pied droit, et atterrit genoux pliés
avant de repartir aussitôt. Elle enchaîne les sauts avec légèreté, elle se sent
comme une flèche lancée vers le ciel, en apesanteur, elle s’élance toujours
plus haut, hop et hop, à chaque saut elle dépasse ses camarades d’une tête, son
visage est rouge sous l’effort, elle vole, elle est heureuse, elle est un
oiseau.
Au huit cent septième saut, elle disparut dans un nuage.
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