lundi 14 mai 2012

Envol


Quand elle sera grande, elle sera danseuse étoile. Ou vétérinaire. Ou maîtresse d’école. Pour l’heure, elle enfile collant, tutu et chaussons roses. Maman lui a tricoté un cache-cœur en mohair de la même couleur, aussi doux qu’un chat mais moins dangereux. Dans le vestiaire étroit, les filles terminent de se préparer. On entend le piano et la voix de Melle Beck dans la salle de danse. On a envie et peur tout à la fois. Envie de sentir dans sa paume la barre de bois lisse et ronde, de commencer les exercices d’échauffement, sans oublier les mouvements du bras, une légère inclinaison de la tête, envie de cette grâce que l’on sent monter en soi, ne plus être la petite fille pataude qui trébuche en courant, laisse glisser de ses mains verres et assiettes, se cogne dans les meubles, envie de se laisser guider par le piano, suivre son rythme, son tempo, être toute entière à l’intérieur de son corps et ne penser à rien d’autre qu’aux muscles qui s’étirent, aux bras qui s’allongent, aux articulations qui craquent. Et peur de la badine de Melle Beck qui frappe les mollets pas assez tendus, les épaules rentrées, les ventres en avant. Il y a une photo d’elle accrochée au mur. Elle y porte un long tutu de mousseline blanche, le rêve de toutes les filles, dans une révérence gracieuse, les bras repliés, croisés sur son cœur, le visage de profil elle sourit, une grande douceur sur le visage, elle est belle. C’était il y a très longtemps.

Toutes les danseuses se disposent en ligne, pour les sauts. C’est le moment du cours qu’elle préfère. Le piano lui-même est plus joyeux, plus vif. Position de départ le dos bien droit, les bras en couronne au niveau du nombril, en troisième, pied droit devant, genoux pliés. Au signal, détente, elle s’élève au-dessus du sol, les jambes bien droites, au moment de retoucher le sol, passe le pied gauche devant le pied droit, et atterrit genoux pliés avant de repartir aussitôt. Elle enchaîne les sauts avec légèreté, elle se sent comme une flèche lancée vers le ciel, en apesanteur, elle s’élance toujours plus haut, hop et hop, à chaque saut elle dépasse ses camarades d’une tête, son visage est rouge sous l’effort, elle vole, elle est heureuse, elle est un oiseau.

Au huit cent septième saut, elle disparut dans un nuage.

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