Éric Chevillard fait le malin,
du haut de l’empilement matériel de ses livres Minuit, du haut de son
âge avancé qui tend mathématiquement à se rapprocher chaque jour
davantage de l’âge moyen de ses lecteurs. Il peut se permettre de danser
au-dessus de nos têtes mal numérisées, de se moquer des 47 lecteurs,
tout autant, l’ignore-t-il ?, acheteurs de papier que de numérique, et
peut-être plus encore : adorateurs de reliques de l’auteur de Démolir Nisard,
adeptes guetteurs d’Alexandre Jardin dans son quartier pour lui faire
des crocs-en-jambe. Ses 47 lecteurs grisonnant des cheveux et des yeux,
tremblants et emportés au moindre souffle de tiroir-caisse de librairie
(le 48e est mort d’un arrêt cardiaque dans un tel lieu, arrachant dans
sa chute une page de Choir), constituent le noyau dur indispensable de ses acheteurs papier, des lecteurs de son blog, des participantes aux colloques et conférences sur l’auteur de Palafox : les seuls vrais amis qui resteront à l’auteur de L’Auteur et moi quand viendront des temps plus difficiles que ceux actuels où il semble que l’auteur de Mourir m’enrhume se
la coule douce et palpe un max, à pouvoir snober 47 lecteurs
essentiels, certainement plus primordiaux et indépassables que ses,
combien de lecteurs papier ? 806 ? 807 ?
Tout
autre chose, reconnaissons au passage, et saluons, remercions,
admirons, envions, essayons d’approcher la force d’Éric Chevillard de
faire vaciller la bourgeoisie quand celle-ci, n’ayant de cesse de
paraître dans les médias toute pomponnée de transgression et apprêtée de
valeurs de gauche, montre son vrai visage à la lecture de la chronique de l’auteur d’un Feuilleton dans Le Monde Littéraire (chaque
vendredi, dont nous payons, au passage, et ce jour uniquement, le tarif
numérique, à Pierre Bergé et Éric Chevillard, donc), visage de
l’autorité totale (sa position d’actionnaire du Monde est
significative dans cette affaire), visage du vendeur de papier (et de
pixels alors aussi), organisateur de prix récompensant un même papier,
ne comprenant pas qu’on ne puisse pas vouloir faire vendre (il prononce "lire", ce qui serait à vous dégoûter du mot) mais utiliser cet espace
pour écrire, pour créer, pour écrire sur l’écriture, pour démolir et,
indirectement, faire vaciller ce beau visage fripé de collectionneur
philanthrope : un bourgeois comme un autre.
L'Autofictif du 9 octobre 2013 :
De part et d’autre, le même refus d’admettre des évidences. Pour les premiers, que le format numérique offre de multiples intérêts, principalement utilitaires — recherche, stockage, légèreté, disponibilité. Pour les seconds, que la tablette abolit tout ce que le livre représentait en soi, comme objet — son identité propre, sa très proustienne qualité de madeleine, la trace griffue et toutes les éclaboussures de notre passage, la simplicité émouvante de cette vieille preuve de notre génie industrieux, puis la beauté d’une bibliothèque, la présence concrète et encombrante comme un piano de la littérature dans notre vie.
Mais Éric ! Voyons ! Le numérique propose mêmement ses madeleineries ! Les couvertures reproduites sur des étagères de bois numérique, la manière de classer les fichiers, le choix d’une police de caractère par superstition, et les notes prises à la volée et la couleur du surlignage (j’ai même fait dédicacer un livre numérique via commentaire saisi sur la page titre), et les versions d’appareils, de supports, ces plaisirs techniques purement celui pour l’objet (et puis je n’ai pas appris à jouer du piano, la CSP dont je suis issu ne correspondant pas, alors pour l’encombrement il faudra repasser), le contact avec l’écran, doux et métallique à la fois, différent sur tel téléphone que sur telle tablette (et as-tu déjà croqué un écran ? son goût séditieux de pixel ?) dos de ladite tablette rayé également, écran ébréché uniquement, un souvenir y est lié ; et toute la faiblesse de tout ça, qui peut se perdre à tout instant, qu’un vent souffle et c’est une vie qu’il faut saisir pour de neuf… Manquerais-tu d’imagination ? Non… je n’ose le… Ou de pratique alors ? Tu sais bien que le web est un livre, des livres, pourtant… Ah… toi, l’auteur de Sans l’orang-outan qui a un jour eu la chance d’être lu par Natalie Dessay, qui osa remplacer pour sa lecture le sujet par sa présence à elle, dans ce corps à corps… Enfin, si l’on perd ce que l’objet livre avait, il faut voir que, d’une part on ne sait pas s’il ne restera pas des livres (pour enfants, de photos, d’art, à beau papier, à plier, peints, découpés : des formats et usages particuliers…) et d’autre part : et alors ?, tu te mouches dans du parchemin, toi ?
En toutes lettres, bravo pour cette mise en bouche. Ci-gît ce livre qui n'était donc qu'une illusion d'optique, un jeu de dupe de mon cerveau lent ; quand je croyais tenir, entre mes petites mains potelées, un précieux objet papier en dur, je serrais les doigts de l'auteur ; je caressais ses phalanges avec mes pinces-monségnieur. Tout était donc dématérialisé, l'esprit et le corps même du texte. Difficile de vivre sous couverture quand l'écran cache la forêt. Merci.
RépondreSupprimerFélicitations Joachim ! Et merci ! Quel boulot !
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