dimanche 6 octobre 2013

Ponts et fleuves III

                   807 fois j’ai cru qu’il allait m’en parler, 807 fois il a bredouillé, buté sur les mots, enchaîné à mi-voix sur une kyrielle de Bon, alors, tu sais, en fait… avant que son regard n’aille se perdre dans le ciel gris, soleil timoré, nuages épais et loucheurs, là-bas de l’autre côté de la vitre assombrie par d’anciennes coulures d’eau. Dans ma tête, en boucle : Vas-y Manuel, vas-y, jette-toi à l’eau, parle ! Nous deux, clairement télépathiquement incompatibles, et ma méthode-Coué-pour-Manuel, noyée dès la première brasse : pas une phrase entière, cohérente, parlant de ce dont il aurait dû parler. Dans ce temps infini d’hésitation, sorte de performance axée sur un néant minuscule, et, même si nano quelque chose, le néant est toujours le néant, pensais-je, donc, tandis que le temps passait, que Manuel paraissait toujours reclus sur le mode regard infranuageux, mes doigts s’impatientaient. Mes mains souvent me trahissent, elles abhorrent l’impassibilité de mes traits, elles me poussent toujours à la sortie de route. Il faut que je crée un pont entre nous, me suis-je dit, ne serait-ce qu’un tout petit pont, un lien, un zeste de pont, une idée minuscule de pierres qui enjambent les eaux …


                 Manuel touillait son café sans sucre, tachant le journal qu’on lisait, une tache de café en forme de sirène, enfin plutôt une sirène qui ressemblerait à un silure, et regardant toujours ailleurs, là et pas là. Il l’avala d’un coup son café. Puis, ses mains étalées et ouvertes sur la table se mirent à caresser le bois dans le sens des fibres. Moi, face à lui, le regard aéré de celle qui se réjouit de peu, tellement heureuse d’avoir dompté ses doigts en les occupant à de petits projets.





                 Au moment où la pluie a commencé à cingler la vitre, le garçon, serviette blanche au bras, joues creusées et dents nicotinées, a dit, C’est pas beau de jouer avec le matériel, on n’est pas à un cours de sculpture ou de Lego.
À cet instant précis, Manuel a quitté son coin de ciel humide et, tout sourire pour le garçon de café, Elle est douée mon amie, c’est ça que vous voulez dire, je sais bien que l’Empire romain a chu, mais, moi, tout comme vous, je crois aussi qu’elle a un avenir dans le BTP.




Dominique Monteau 

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